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L’Espagne s’apprête à interdire l’achat de sexe

jeudi 30 juin 2022, par siawi3

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Source : https://tradfem.wordpress.com/2022/06/12/lespagne-sapprete-a-interdire-lachat-de-sexe/

L’Espagne s’apprête à interdire l’achat de sexe

TRADFEM / Il y a 19 heures

Après une longue lutte du mouvement féministe, l’abolition de la prostitution se dessine à l’horizon.

Entrevue d’Amelia Tiganus,
sur le blog « substack » de Julie Bindel,

le 10 juin 2022

Amelia Tiganus est une survivante de l’industrie du sexe, originaire de Roumanie. Elle milite depuis plusieurs années pour l’introduction de lois visant à criminaliser la demande – les hommes qui paient pour du sexe. Cette semaine, son souhait s’est réalisé lorsque le Parlement espagnol a voté en faveur de la répression du proxénétisme et de l’introduction de sanctions pénales pour les hommes qui achètent des services sexuels.

Jusqu’à présent, la prostitution a été tolérée en Espagne, de nombreux bordels fonctionnant comme des hôtels ou d’autres établissements d’hébergement, bien que l’exploitation sexuelle et le proxénétisme soient en principe illégaux.

Amelia Tiganus a été prostituée en Espagne, où elle vit toujours. Elle participe depuis longtemps à une campagne visant à mettre fin au commerce du sexe, travaillant depuis 2015 avec l’organisation Feminicidio en tant que coordinatrice de sa plateforme de formation en ligne et de ses projets de prévention et de sensibilisation à la prostitution, à la traite et à d’autres formes de violence infligée aux femmes. Elle documente actuellement le nombre de femmes prostituées qui ont été assassinées en Espagne.

Mme Tiganus a publié plusieurs articles sur l’exploitation sexuelle des femmes et des filles. Au cours des deux dernières années, elle a donné plus de 100 conférences et ateliers partout en Espagne et en Argentine. Julie Bindel l’a interviewée sur le fait qu’elle a été victime de trafic et de violences dans des maisons closes sanctionnées par l’État, ainsi que sur sa vie et son militantisme après avoir échappé à la prostitution. Voici son histoire.

À 17 ans, j’ai été vendue par un proxénète roumain à un proxénète espagnol pour 300 livres [environ 350 $US]. Mais la dette totale que l’on m’a dit devoir à mon nouveau proxénète était de 3 000 livres, après qu’il m’ait achetée et ait payé mon voyage, mes papiers, mes vêtements et les « installations » dans lesquelles on m’a placée. Comme beaucoup de jeunes filles roumaines, j’étais totalement vulnérable, non seulement à cause de la pauvreté économique, mais aussi à cause de l’exclusion sociale et du fait d’être stigmatisée pour avoir subi plusieurs viols dès l’âge de 13 ans.

J’ai quitté l’école à 14 ans, et à 16 ans j’ai quitté ma famille et ai commencé à travailler dans une usine. La société dans laquelle j’ai grandi était profondément patriarcale, donc pour eux, j’étais déjà un déchet humain ; une mauvaise femme.

Lorsque les proxénètes m’ont capturée, ils m’ont parlé des vertus d’être une prostituée en Espagne. Ils m’ont dit que je gagnerais une fortune en peu de temps. Je ne savais pas que ce qui m’attendait ne ressemblerait en rien à ce qu’ils m’avaient dit.

Dépression psychologique

Il était très facile de me tromper car ils m’avaient déjà dépouillée de mon humanité en me disant que j’étais une « salope » et en me violant sexuellement. Je ne pouvais aspirer à rien d’autre. Les proxénètes sont des manipulateurs experts et des agresseurs psychologiques. La pire punition n’est généralement pas physique. Ils ne m’ont pas mis un pistolet sur la tempe, ni menacée ou enchaînée : ils m’ont brisée psychologiquement, et c’est ainsi que je suis devenue une victime.

Comme d’autres survivantes de la prostitution, je définis le bordel comme un camp de concentration. Pendant la journée, nous étions obligées de regarder des films pornographiques, de manger et de dormir sous un régime de contrôle strict. On attendait de nous que nous soyons aimantes et souriantes, car cela donnait une bonne réputation à l’endroit et au proxénète. Nous devions jouer un rôle en permanence, et faire ce que les clients exigeaient, comme s’habiller comme ils le souhaitaient, ou adopter un autre nom. Nous devions dormir dans le même lit que celui dans lequel nous avions été torturées sexuellement par les clients.

Les proxénètes savent que les clients espagnols veulent une « marchandise » en bon état et sans signes évidents de violence. Ils veulent des « putes heureuses » car, grâce aux médias et aux campagnes de sensibilisation qui associent directement la violence physique à la traite, les acheteurs de sexe ne veulent pas avoir l’impression de faire partie de la mafia qui exploite sexuellement les femmes. Mais les clients ne veulent pas non plus renoncer à leur privilège d’accéder sexuellement au corps des femmes. Ils préfèrent donc se tromper eux-mêmes, avec le soutien des institutions, des médias, de la classe politique et de la société en général, en croyant que les prostituées placées à l’intérieur des maisons closes sont heureuses et qu’elles sont là par choix.

Lorsque l’on m’a emmenée dans le premier bordel d’Alicante, une grande région touristique, j’ai été surprise de voir que l’endroit était rempli de filles de ma ville natale. J’ai également été surprise par les interminables journées de 12 heures auxquelles nous étions soumises. Entre l’ouverture à 17 heures et la fermeture à 5 heures du matin, il n’y avait aucune possibilité de repos, et ce, sept jours sur sept. Si nous arrêtions de « travailler », nous recevions une amende, qui s’ajoutait à notre dette.

Les proxénètes nous ont dit qu’une fois la dette payée, nous aurions 50 % des bénéfices. Ils nous ont dit que nous ne devions pas nous plaindre, car nous allions gagner beaucoup d’argent en peu de temps, puis prendre une retraite anticipée. Après trois semaines de présence, j’ai compris que cela n’arriverait pas, alors que j’avais déjà payé ma dette.

Dans la prostitution, tout est mis en place pour s’emparer de l’argent aux femmes. Il leur en reste juste assez pour envoyer un peu de fric à leurs familles et ne pas éveiller les soupçons. On nous imposait des amendes et des frais de logement et d’entretien à des prix exorbitants, bien que nous dormions dans des chambres surpeuplées et mangions mal. On nous vendait des vêtements et du maquillage coûteux, et on nous faisait acheter de la drogue, soi-disant pour l’offrir aux clients et gagner plus d’argent.

Ils nous accrochaient aux drogues dès qu’ils le pouvaient. D’abord l’alcool, puis la cocaïne. Les drogues et l’alcool étaient toujours disponibles. Au début, on nous mettait la pression pour que nous le fassions, mais ensuite nous nous y soumettions pour tenter d’échapper mentalement à la torture.

Nous étions prêts à endurer cette cruauté parce que nous croyions en la fausse promesse de liberté et d’autonomie que l’argent nous apporterait. Dans la maison close, vous perdez votre identité : vous êtes interchangeable et utilisable, sans aucune caractéristique individuelle.

Les hommes qui paient pour du sexe

À partir de mes expériences, j’ai identifié trois types de clients :

Le putero majo [« putero » est un mot couramment utilisé par les femmes prostituées pour signifier « acheteur de sexe » ou « prostitueur »). Cétait celui qui me parlait beaucoup. Je devais être très gentille avec lui et sourire, écouter et approuver, avec amour et admiration. Pour moi, cette situation était l’une des plus exaspérantes. Il me forçait à être là, non seulement dans mon corps mais aussi mentalement. C’était une torture pour moi et pour la majorité des prostituées. Ce type de client ne veut pas seulement acheter un corps mais aussi de l’âme, des sentiments et de l’affection. Ils veulent acheter ce qui ne peut être vendu. L’auto-illusion ne les dérange pas. Je ne peux pas décrire l’impuissance et la colère que cela m’a fait ressentir. Il pensait que je devais lui être reconnaissante parce qu’il m’avait soi-disant bien traitée. Ce monsieur passait du statut de « copain » le plus aimant au fait de me traiter de « salope dégoûtante », « menteuse » et d’escroc, de la manière la plus violente, si je n’étais pas compétente dans le rôle qu’il payait.

Le « putero macho », lui, allait droit au but. Il payait, pénétrait et partait. Au moins de cette façon, je pouvais être mentalement là où je voulais être. Pour ce type de client, les putes ne sont qu’un corps doté de trous à pénétrer. Ils ne se soucient pas de ce que nous pensons. Nous devons nous exécuter pour lui comme dans les films : gémir, sourire et prétendre que nous participons. Puis il part et nous nous retrouvons avec nos corps violés et en souffrance. À plus d’une occasion, ce type de client se présentait au bordel en bande avec ses amis et demandait du sexe en groupe, généralement avec une seule femme. La plupart du temps, il obtenait ce qu’il demandait, car les femmes qui étaient encore endettées auprès du proxénète étaient particulièrement tenues de leur obéir et d’accepter des pratiques plus brutales.

Si les proxénètes ne nous tuent pas, le troisième type de client le fait : c’est le « putero misogyne ». Les tortures physiques et mentales auxquelles ce sadique se livre sont difficiles à décrire : être mordues, pincées, battues, insultées, humiliées, réduites à néant. Plus ils infligent de douleur, d’humiliation et de peur, plus ils y prennent plaisir.

Les clients sont des hommes machos qui pensent que les femmes existent pour satisfaire leurs désirs. Ils sont politiciens, juges, policiers, procureurs, journalistes, syndicalistes, ouvriers, hommes d’affaires, médecins, enseignants, athlètes, mariés, célibataires, jeunes ou vieux. Ils viennent de toutes les classes sociales. Il n’y a aucun endroit où ces hommes se sentent plus unis qu’au bordel.

Suivez l’argent

J’ai été piégée dans le système de prostitution pendant cinq ans. L’argent que nous gagnions était saisi par les proxénètes, et cet argent profitait ensuite aux municipalités, au trésor public et au procureur de la République. L’argent du système prostitutionnel finit par profiter à l’économie de l’État. Il s’agit d’argent gagné littéralement sur le dos des femmes.

C’est pourquoi je parle de « système prostitutionnel ». C’est la « communauté » dans laquelle vous vivez. C’est l’État et ses institutions qui le permettent, parce que ce système apporte des avantages économiques au pays – n’oubliez pas que la Roumanie est un important fournisseur de femmes pour l’exploitation sexuelle au sein de l’Union européenne.

Chaque fois qu’une femme prostituée prend sa retraite, au moins trois nouvelles femmes sont forcées d’entrer dans les maisons closes. Les putes sont « fabriquées » à l’échelle industrielle, car l’industrie du sexe en a besoin. Les proxénètes investissent beaucoup d’argent pour faire croire aux jeunes femmes que leur meilleure chance d’avancement est de devenir prostituée.

L’Espagne est récemment devenue un paradis pour les touristes sexuels. Ici, vous pouvez facilement accéder à tous les types de prostitution : rue, bordels, appartements privés, annonces en ligne. C’est un port d’attache pour les prostitueurs du monde entier. En 2017, 82 millions de touristes ont visité l’Espagne, et ils contribuent de manière significative à l’économie du pays. Une grande partie de cet argent provient de la traite et de la prostitution. Le tourisme sexuel nourrit et entretient la traite. Les îles Baléares, les îles Canaries et la Catalogne, par exemple, sont des destinations pour le tourisme sexuel. Les revenus de la prostitution et de la traite en Espagne font partie du PIB [produit intérieur brut].

Décompte des des femmes assassinées et disparues

Dans la base de données de Feminicidio.net, nous avons recensé 42 fémicides de femmes prostituées entre 2010 et 2018, sans compter celles qui ont disparu au cours du processus de traite.

J’ai survécu et je peux raconter mon histoire, mais imaginez toutes celles qui ne peuvent pas parler – celles qui meurent de dépendance, d’agressions et de torture ; celles qui seront tuées… les victimes prostituées de féminicide sont les victimes oubliées de la violence masculine. Elles sont considérées comme des femmes jetables. Elles sont brutalement assassinées – leurs corps brisés sont souvent retrouvés dans des terrains vagues, dans des conteneurs ou dans des sacs poubelles. Bien qu’il s’agisse de crimes sexuels, ils ne sont pas reconnus comme tels par les lois ou la population.

En Espagne, les féministes parlent et agissent beaucoup au sujet des viols collectifs et des agressions infligées aux femmes, ce qui est une bonne chose. La perception sociale est en train de changer. Cependant, les violences sexuelles qui ont lieu dans les maisons closes semblent avoir moins d’importance. La double moralité est toujours là, avec le mythe selon lequel il existe de « bonnes » et de « mauvaises » femmes – les femmes qui comptent et celles qui ne comptent pas. Cela renforce l’inégalité entre les hommes et les femmes et rend notre libération impossible.

L’Espagne est le troisième plus grand consommateur de prostitution au monde, après la Thaïlande et Porto Rico. En Espagne, l’industrie du sexe est répandue et standardisée. La prostitution n’est pas un crime, mais elle n’est pas non plus réglementée comme une activité professionnelle. Cependant, la « prostitution d’autrui » ou l’exploitation sexuelle elle-même est un crime, même si elle est rarement pénalisée.

En outre, l’Espagne a été un aimant pour les immigrantes ces dernières années. Les politiques racistes de contrôle migratoire ont aidé les trafiquants, car ceux-ci proposent d’aider les personnes qui ont besoin de franchir des frontières illégalement. Ils deviennent souvent des trafiquants de jeunes femmes.

De nombreuses migrantes sont capturées par les trafiquants et exploitées en Espagne par la force et la coercition. Les trafiquants profitent des femmes en situation de grande pauvreté, qui se retrouvent ensuite en situation de servitude pour dettes.

Le mouvement féministe est redevable aux victimes de féminicides dans le système prostitutionnel, qui ont montré comment le résultat final peut être des pertes de vie. Nous devons trouver un moyen d’atteindre un objectif commun, et de nous attaquer à la racine du problème, ce qui signifie, bien sûr, contrer les clients.

Politiques publiques et soutien public aux femmes prostituées

Je soutiens pleinement le Modèle nordique. Je le soutiens en tant que femme, en tant que féministe, en tant que survivante de la prostitution et de la traite, et en tant que membre d’une ONG [organisation non gouvernementale] abolitionniste, La Sur. À Feminicidio.net, nous comprenons que nous ne pouvons pas parvenir à une véritable égalité tant que des pays profitent de l’exploitation sexuelle des femmes, tant que les hommes peuvent, moyennant paiement, accéder au corps des femmes et tant que l’on profite de notre sexualité et de notre capacité de reproduction.

Il est nécessaire de créer des politiques publiques qui vont au-delà de l’aide économique pour les femmes qui fuient la traite et la prostitution. En tant que survivante, je sais qu’il faut bien plus que de l’argent. Les femmes qui ont été prostituées ont besoin de traitement, d’éducation et de formation pour les aider à trouver un emploi et à devenir financièrement indépendantes. Souvent, le déracinement, la solitude et la stigmatisation d’avoir été prostituées signifient que nous avons besoin d’une société entière pour nous accueillir telles que nous sommes. Nous sommes des survivantes courageuses d’un système créé pour nous asservir et nous déshumaniser. Nous méritons de vivre une vie exempte de violence patriarcale.

J’ai réussi à sortir du système de prostitution après cinq ans, lorsque j’ai compris que j’avais été trompée. C’est ce qui m’a sauvée et m’a permis de continuer à poursuivre mon rêve. Je voulais vivre une vie tranquille, avoir un foyer, créer une famille, étudier, être « quelqu’un », car j’avais été « personne » pendant trop longtemps.

Dans les pays où le commerce du sexe a été légalisé, le trafic a augmenté, les proxénètes sont devenus des entrepreneurs et les hommes reçoivent le message que rien ne leur arrivera s’ils paient pour pénétrer le corps des femmes. Dans le même temps, la demande de pratiques sexuelles de plus en plus brutales et avilissantes est en hausse. Je me demande toujours comment on peut lutter contre la libération des femmes de la prostitution. Quel monde voulons-nous laisser à nos filles ?

La voie à suivre

Le mouvement abolitionniste prend de l’ampleur parce que chaque jour, des femmes plus diverses (politiciennes, juges, policières, journalistes, femmes d’affaires, travailleuses, étudiantes) comprennent que l’existence de la prostitution rend impossible une véritable égalité. Elles ne sont pas prêtes à accepter que les prostituées soient « les autres », mais comprennent que nous sommes toutes des femmes.

Ce que les gens ne voient pas, c’est que la légalisation et la normalisation de la prostitution ne réifient ni ne déshumanisent pas certaines femmes, mais toutes les femmes. Le fait que les hommes aient un accès [monétaire] au corps de certaines femmes renforce leurs agressions et leur humiliation d’autres femmes dans leur vie. L’un des mythes est que les clients ont une vie conventionnelle, mais la vérité est que les clients sont toujours des agresseurs et des misogynes, même lorsqu’ils sont à la maison avec leurs femmes et leurs filles.

Les abolitionnistes vont gagner cette guerre. C’est pourquoi nous nous exprimons, en risquant le danger d’affronter une industrie multimillionnaire perverse et puissante qui prétend que notre destin est de servir les hommes sexuellement. C’est une bataille longue et difficile, et peut-être que beaucoup d’entre nous ne seront plus en vie lorsque l’abolition de la prostitution aura été réalisée. Mais nous serons fières de savoir que nous avons fait partie d’un mouvement qui a créé un monde sans prostitution. Un monde sans prostitution est un monde où l’attention, le désir mutuel, le plaisir partagé, l’éthique, l’amour, la reconnaissance, le bon traitement et l’égalité des chances occupent le centre de la vie.

Amelia Tiganus

Publié sur le site « substack » de Julie Bindel – https://juliebindel.substack.com/p/spain-to-criminalise-paying-for-sex?s=r – et traduit par TRADFEM

Lire aussi : « Les hordes des #Sanfermines », par Amelia Tiganus, 2017 – https://tradfem.wordpress.com/2017/08/19/les-hordes-des-sanfermines/