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France : « On aperçoit les éboueurs seulement quand ils dérangent » : ce que la grève révèle de notre rapport aux déchets
samedi 25 mars 2023, par
« On aperçoit les éboueurs seulement quand ils dérangent » : ce que la grève révèle de notre rapport aux déchets
Coline Renault
Mis en ligne le 24 mars 2023
Avec la grève, les éboueurs rappellent combien ils ont l’habitude de briller par leur invisibilité. Les déchets sont ainsi l’angle mort de notre humanité, selon l’anthropologue Delphine Corteel, maître de conférences à l’Université de Reims et auteur du livre Les travailleurs des déchets (Erès, 2011).
Alors que s’accumulent depuis le 6 mars plus de 5000 tonnes de sacs-poubelles sur les trottoirs parisiens, les bennes dégoulinent de tout ce que l’on ne saurait voir : les résidus de notre quotidien et effets indésirables de notre mode de vie. L’anthropologue Delphine Corteel nous rappelle l’image négative autour des éboueurs, rouage essentiel de notre société qui, par leur grève, nous mettent face à notre consommation de masse.
Charlie Hebdo : Qu’est-ce que nous révèle la grève des éboueurs sur notre façon de jeter ?
Delphine Corteel : Les déchets sont l’envers et le revers de la société de consommation de masse. Ils n’ont pas toujours existé, ou du moins, pas dans ces proportions-là. Avant le XIXe siècle, régnait une économie de la récupération. Les matières rebuts étaient utilisées pour fabriquer autre chose : le chiffon servait à faire du papier, les déchets organiques étaient utilisés dans les champs… Tout le système fonctionnait sur les matières premières secondaires. À partir des années 1800, des innovations ont entraîné une modification profonde qui a rendu inutile toutes ces choses qu’on réutilisait ; on a par exemple inventé la pâte à papier et les engrais chimiques. À la même époque, le préfet Poubelle a conduit les parisiens à réunir leurs déchets, sans trier, ce qui a rendu inutilisable tout ce qui aurait pu resservir.
Certes, tout corps qui vit produit des déchets : les déjections, la transpiration, les morceaux de peau qui s’en vont et les poils qui tombent. Mais depuis la Seconde Guerre mondiale, la société de consommation de masse produit une quantité massive de déchets qui ne cesse de croître, de plus en plus longs à se dégrader ; cela va du plastique aux déchets nucléaires. Pour continuer à consommer, il faut écouler nos déchets et les faire disparaître.
Avec la grève, on réalise le volume d’ordures qu’on produit chaque jour et qui d’habitude disparaissent comme par enchantement. Ils s’entassent et c’est vertigineux.
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Quel rôle joue les éboueurs dans cette machine ?
D.C : Les éboueurs sont le rouage incontournable du système de consommation : les déchets doivent être cachés pour que l’ordre soit maintenu, qu’on continue à produire, et donc à consommer ; qu’il y ait une fluidité dans le fonctionnement général. Les éboueurs ont vocation à ne pas être vus, parce qu’ils interviennent tôt le matin, et parce que le fruit de leur travail semble invisible : la rue est balayée, la poubelle ramassée, on ne voit pas les ordures. On les aperçoit seulement quand ils dérangent : quand le camion poubelle bloque une rue et perturbe la fluidité des déplacements urbains, par exemple. Leur travail est essentiel, mais personne ne veut mettre son nez dans la poubelle… ni voir ceux qui nous en débarrassent. Personne n’a envie que ses enfants soient éboueurs et ce n’est pas lié à la difficulté des conditions de travail : c’est lié à la mauvaise réputation d’un métier considéré comme sale.
Pourquoi les déchets sont-ils perçus si négativement ?
D.C : Dans la pensée hygiéniste qui est la nôtre depuis le XIXe siècle, les déchets sont quelque chose d’à la fois honteux et puissant. Il y a tout un imaginaire effrayant autour de ces derniers : on a peur des épidémies, des rats, de forces qui pourraient surgir et nous dépasser. Il y a certes des vraies questions de santé publique, mais le fantasme exagère la portée de ces risques. Par exemple, lorsque je travaillais avec les éboueurs, des histoires circulaient sur la présence de seringues dans les déchets, de cadavres animaux et humains… Alors que ce sont finalement des histoires qui arrivent rarement. Le vrai danger de ce métier-là est le port de charges lourdes ou le risque d’accident de la route.
Bernard de la Villardière a dit : « Personne n’est obligé d’être éboueur toute sa vie. » Mais qui sont les éboueurs, justement ?
D.C : Cette phrase est honteuse quand on prend en considération les règles sociologiques et les inégalités de départ dans la vie. Pour la plupart des éboueurs, ce métier n’est jamais un premier choix. Il y a des personnes non diplômées et des migrants qui n’ont pas eu la possibilité de faire des études, ou n’ont pu trouver un autre travail. Ils ont souvent vécu un, voire deux ou trois licenciements, et sont prêts à tout pour trouver une certaine stabilité dans la vie.
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En revanche, je me suis aperçu dans mes études qu’être éboueur est pour eux une décision très acceptable. À Paris par exemple, cela signifie être fonctionnaire. Pour des personnes qui viennent des classes populaires, cela permet de ne pas être ouvrier. Ce métier sécurise la situation des personnes les plus précaires. Le vrai problème, ce sont les représentations autour des éboueurs. Nombre d’entre eux évitent de dire quel est leur métier pour éviter l’opprobre.
Le tri sélectif n’a-t-il pas fait évoluer notre rapport aux déchets ?
D.C : Il n’y a pas de « zéro déchet », du moins, pas dans le système qui est le nôtre. Le tri sélectif est utile mais contribue assez peu, dans les faits, à diminuer la quantité de déchets produits. Or, on a la promesse que ce sera trié et recyclé à l’infini. Ce qui est une fausse promesse : certains plastiques ne sont pas recyclables et la plupart des poubelles jaunes sont trop souillées pour être recyclées. Or, « l’écocitoyenneté » a surtout pour effet d’individualiser une problématique collective : on fait peser sur les individus la responsabilité de trier, la responsabilité de jeter, sans réellement remettre en question un système de production de masse. Ceux qui veulent limiter leurs déchets doivent aller drastiquement à l’encontre d’un système puissant. Dans les faits, trier déplace la problématique… et ne remet pas en cause la production… et la déjection de masse.