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Perpétuité pour l’un, liberté pour l’autre : pourquoi la France et l’Allemagne jugent différemment les tortionnaires syriens
mercredi 26 janvier 2022, par
Perpétuité pour l’un, liberté pour l’autre : pourquoi la France et l’Allemagne jugent différemment les tortionnaires syriens
Ariane Bonzon
— Édité par Diane Francès —
25 janvier 2022 à 8h56
En libérant un ancien membre de la sûreté de l’État accusé de complicité de crimes contre l’humanité commis en Syrie, le « pays des droits de l’Homme » s’est montré peu fidèle à sa réputation.
Photo : Le médecin syrien Alaa M. arrive à son procès pour crimes contre l’humanité au tribunal de Francfort-sur-le-Main (Allemagne) le 19 janvier 2022. | Boris Roessler / POOL / AFP
C’est au tour du médecin syrien Alaa M., accusé d’avoir torturé des civils dans deux hôpitaux militaires à Homs et à Damas, de comparaître devant la justice allemande. Son procès, le troisième d’un officiel syrien en Allemagne, s’est ouvert ce mercredi 19 janvier, et devrait mettre en lumière le rôle qu’ont pu jouer certains membres du corps médical dans les exactions du régime de Bachar el-Assad.
Abdulhamid C. et Anwar Raslan n’étaient eux pas médecins, mais respectivement ancien membre de la sûreté de l’État et ex-officier des services de renseignement syriens. Ils espéraient se faire oublier, une fois arrivés en Europe –le premier en France, le second en Allemagne. C’était sans compter la mémoire aiguisée de certaines de leurs victimes, également réfugiées sur le continent : il y a des visages et des silhouettes que l’on n’oublie jamais et que l’on reconnaît vite, surtout lorsque le souvenir que l’on en a est lié à des sévices subis.
Un tribunal se penche enfin sur les exactions du régime syrien
Pour avoir tous deux participé aux agissements criminels des services syriens, Abdulhamid C. et Anwar Raslan ont donc été traduits devant les tribunaux : le premier, en France, accusé de complicité de crimes contre l’humanité ; le second, en Allemagne, pour avoir organisé la torture de plus de 4.000 personnes et le meurtre de bon nombre d’entre elles. Des clichés du Rapport César (du nom de cet ancien photographe militaire enfui de Syrie en 2013, et auteur de 50.000 photographies de cadavres suppliciés par les services syriens) ont été produits pendant son procès. Une première : jusque-là, aucun tribunal n’avait examiné les exactions du régime de Damas.
Pour punir les auteurs de crimes contre l’humanité, violant les valeurs universelles, les juges européens peuvent s’appuyer sur un arsenal de conventions internationales interdisant de tels agissements : les Conventions de Genève (1949) ; celle de New-York contre la torture (1984), et la Convention de Rome (1998) qui crée la Cour pénale internationale (CPI) pour tenter d’organiser une répression de ces crimes à l’échelle internationale.
Problème : un certain nombre d’États refusent d’adhérer à la CPI. C’est le cas des États-Unis, de la Russie, de la Chine et de la Syrie qui s’affranchissent ainsi de toute justice internationale. Ajoutons que par ailleurs, la compétence des tribunaux de nombreux pays ne peut pas traiter d’affaires qui auraient eu lieu hors des frontières de leurs États et mettant en cause des justiciables étrangers. Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que le système de justice internationale tient plus de la passoire que du filet à mailles serrées.
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La compétence universelle
Pour combler ces lacunes a été instauré le principe de « compétence universelle », qui permet aux tribunaux nationaux de juger des crimes les plus graves commis en dehors de leurs frontières par des non-nationaux. Les tribunaux français et allemands peuvent donc, en vertu d’une loi de 2010 modifiée en 2019 pour la France, et du code pénal international de 2002 pour l’Allemagne, juger les auteurs de crimes tels que génocide, crimes contre l’humanité ou crimes de guerre, même s’ils ont été commis à l’étranger et quelle que soit la nationalité de l’auteur de ces crimes ou de la victime.
Logiquement donc, Abdulhamid C. et Anwar Raslan auraient dû être condamnés, en France comme en Allemagne. Or le premier a été épargné par la Cour de cassation qui, par une décision du 24 novembre 2021, a déclaré les juridictions françaises incompétentes pour le juger, alors que le second a été condamné à perpétuité par la Haute Cour régionale de Coblence le 13 janvier 2022 (un second couteau impliqué dans la même affaire pour complicité de crimes contre l’humanité avait été condamné à quatre ans et demi de prison quelques mois plus tôt, également en Allemagne).
Des jugements opposés pour une même entreprise criminelle
Dans chacune de ces deux affaires, les inculpés ont participé à la même entreprise criminelle, mais les jugements sont opposés. Dans notre pays, Abdulhamid C. est ressorti libre ; chez notre voisin européen, Anwar Raslan a été condamné à vie.
La presse félicite la justice allemande mais décrie la française. « Quand l’Allemagne redonne ses lettres de noblesse à la compétence universelle », titre le quotidien du droit Dalloz. « La cour de cassation empêche le jugement d’un présumé tortionnaire syrien », remarque Le Monde. Et Libération s’interroge : « La France, futur refuge des criminels de guerre ? »
L’explication, car il y en une qui n’est cependant pas une excuse, tient surtout à la différence de législation : la loi allemande (le code pénal international) est moins précise que le texte français dont l’article 689 du code de procédure pénale reste très restrictif, et pose des conditions strictes à l’exercice de la compétence universelle.
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La double incrimination
La plus importante tient dans l’exigence de la « double incrimination » : en France, sauf dans le cas du génocide, l’auteur présumé d’un crime contre l’humanité ne peut être jugé que si les faits qui lui sont reprochés sont punis par la législation de l’État où ils ont été commis. C’est ce qui explique qu’on ait eu deux jugements différents.
Puisque le crime contre l’humanité qui était reproché à Abdulhamid C. n’était pas expressément prévu dans le code pénal syrien, bien qu’il le soit dans le droit français, les tribunaux français sont incompétents pour en juger. Il y a là quelque chose d’absurde : il suffit qu’aux yeux de la justice française les crimes les plus abominables ne soient pas expressément mentionnés dans la loi d’un pays (ici, la Syrie) pour que les éventuels tortionnaires (syriens) de ce pays puissent séjourner impunément sur la Côte d’Azur.
Pour le reste, en matière de crime contre l’humanité, la législation est assez similaire. En Allemagne comme en France, seul le procureur de la République engage une procédure. Ni une victime, ni une organisation humanitaire ne peuvent prendre une telle initiative, l’objectif étant de s’éviter quelque imbroglio diplomatique –la Belgique, où n’importe quel individu pouvait engager une procédure, en sait quelque chose depuis la mise en cause pour crime contre l’humanité de personnalités comme George Bush, Fidel Castro ou Ariel Sharon devant ses tribunaux.
En Allemagne comme en France, aussi, la personne poursuivie pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre doit se trouver sur le territoire national ou, plus restrictif même côté français, y avoir sa résidence habituelle.
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Et puis, au fil de ces dernières semaines, les tribunaux allemands ont paru faire preuve d’une attitude peut-être plus ouverte dans l’application des textes. Il semblerait que l’Allemagne tienne la dragée haute à la France en ce domaine, laquelle risque de faire piètre figure, perdant toute crédibilité dans sa conviction pourtant affichée de punir les crimes commis en Syrie. Paradoxal pour le « pays des droits de l’Homme », non ?