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France : Lâcheté et lynchage : on a lu « Le sacrifice de Rushdie » du psychanalyste Fethi Benslama
Book Review
jeudi 23 mars 2023, par
Lâcheté et lynchage : on a lu « Le sacrifice de Rushdie » du psychanalyste Fethi Benslama
Lecture
Par Martine Gozlan
Publié le 23/03/2023 à 15:10
Fethi Benslama s’interroge dans un texte court et vibrant, « Le sacrifice de Rushdie » (Le Seuil) sur l’acharnement assassin contre Salman Rushdie et la lâcheté de ceux qui l’ont lâché.
La psychanalyse sait que l’oubli n’existe pas. Des éléments antérieurs à la naissance d’un individu peuvent dicter son comportement à un instant ressurgi des ténèbres. Fethi Benslama, thérapeute autant qu’essayiste, a été bouleversé par la tentative d’assassinat contre Salman Rushdie, le 12 août 2022, à New York. Cette tragédie – à laquelle le romancier a survécu et répond magnifiquement par un nouveau livre – inspire à Benslama un texte rempli d’amour et de respect pour Rushdie. Il y explore la nature du « sacrifice » de l’écrivain et l’ampleur de la lâcheté qui enveloppe toute l’affaire.
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« Pas d’oubli, pas de pardon, pas de prescription, trente-trois ans après la parution des Versets sataniques, nous continuons à vivre sous l’effet de la fatwa qui a condamné à mort leur auteur » rappelle-t-il en préambule de son libelle. L’homme qui s’est jeté sur Rushdie pour le poignarder n’était pas né en 1989, quand le livre a été publié. Mais voilà : « Depuis Les Versets sataniques c’est le temps des égorgeurs. »
Lâché par tous
L’essayiste reconstitue l’affaire, dans une synthèse efficace qui remet chaque institution, chaque personnalité face à son lynchage, à son lâchage. Les vaches sacrées ne sont pas épargnées, quand bien même elles ont, depuis, trépassé. On découvre ainsi que Mohammed Arkoun, l’historien, philosophe et islamologue algérien, décédé en 2010, et célébré comme un défricheur du pseudo « Islam des lumières », y alla de son venin dans une interview au Monde, datée du 15 mars 1989.
Aiguillonnés par la référence d’archive que donne Benslama, on est allé y regarder de plus près et cela donne cette phrase en forme de cimeterre ou de cimetière pour Rushdie : « Salman Rushdie a commis plus qu’une légèreté. La personne du prophète est sacrée pour les musulmans et elle doit être respectée comme telle, même dans une fiction littéraire car ce livre est lié par bien des aspects au destin politique des musulmans indo-pakistanais/…/ je rejette les indignations actuelles/…/ elles reposent en réalité sur un postulat idéologique tout à fait inacceptable dénoncé dans la période de décolonisation. » Ainsi pontifiait Mohammed Arkoun.
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Sur le versant chrétien, Monseigneur Lustiger, lui aussi, y est allé de sa « fatwa édulcorée » Jugez plutôt : « La figure du Christ et celle de Mahomet n’appartiennent pas à l’imaginaire des artistes. » Le quasi-intouchable Edward Saïd, icône du récit palestinien, se montre comiquement et cyniquement partagé entre sa compréhension d’un écrivain libre (Saïd vit aux États-Unis) et sa trouille de trahir les origines : « Il y a le choc de voir l’islam représenté de manière irrévérencieuse et – quoique, étant sécularisé, j’aie de la peine à utiliser le mot – blasphématoire par un musulman qui écrit en Occident et pour l’Occident. » Benslama commente avec justesse : « Saïd reprend à son compte l’anathème. »
Écrivain sacrifié
Ces idoles sont considérées comme moralement indemnes de tout acte lâche, de toute pierre jetée à l’homme qu’on lapidait. À l’époque, elles donnèrent pourtant de la voix. Ces gens ont aboyé avec les loups du fanatisme. Depuis, l’affaire a tracé son chemin. La légitimation des interdits et de l’islamisme comportemental a prospéré dans le terreau des peuples et des consciences que l’on pouvait croire protégés, comme en France. Salman Rushdie et la liberté de créer sont toujours sacrifiés sur l’autel de la peur bien-pensante.
« Personne dans le monde musulman n’est allé aussi loin que lui dans l’exercice du droit à la littérature » rappelle Fethi Benslama qui rend en même temps hommage à l’Égyptien Naguib Mahfouz (décédé en 2006) prix Nobel de littérature, tant censuré, harcelé et menacé, lui aussi, par le poignard. Sait-on que la mosquée-université Al-Azhar, au Caire, n’a jamais levé l’interdit qui a frappé son roman écrit en 1959, Les fils de la médina ? L’œuvre mettait en scène de façon allégorique les trois religions monothéistes. Le livre est toujours décrété « blasphématoire » par les bons cheikhs d’Al Azhar. En aurons-nous fini un jour avec l’islamisme ?
Fethi Benslama, Le sacrifice de Rushdie, Seuil collection « Libelle », 50 pages, 4,50 €.
Par Martine Gozlan