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France : Le chevalier de La Barre contre Daech : enseigner la laïcité et la liberté d’expression

jeudi 25 mai 2023, par siawi3

Source : https://charliehebdo.fr/2022/01/religions/le-chevalier-de-la-barre-contre-daech-enseigner-la-laicite-et-la-liberte-dexpression/

Numéro spécial 1537 : Envie d’être dominés ? Osons l’islamisme

Le chevalier de La Barre contre Daech : enseigner la laïcité et la liberté d’expression

Laure Daussy

Dessins de Riss

Mis en ligne le 8 janvier 2022 · Paru dans l’édition 1537 du 5 janvier 2022

La laïcité et la liberté d’expression ne sont pas réservées à une « élite » de l’enseignement général. Nous nous sommes rendus dans une zone rurale du Grand Ouest1, où une prof de français et d’histoire-géo a choisi de consacrer un mois et demi à ces sujets, avec ses CAP électricité et ses bacs pros. Passionnée, hussarde de la République impliquée au-delà de son métier, elle parvient à intéresser des élèves souvent en rupture avec les matières générales. On a pu se glisser au cœur de sa classe.

Ce devait être une seule petite heure de cours, selon la demande de Blanquer. Après la mort de Samuel Paty, Mme S., enseignante en lettres et en histoire-géo dans un lycée professionnel, a choisi de consacrer une dizaine d’heures à la question de la laïcité et de la liberté d’expression. La mort de Samuel Paty a été un électrochoc pour elle. « J’ai réalisé que je faisais un métier dangereux, que l’on pouvait en mourir, alors autant que je le fasse du mieux possible. » Elle se définit comme une « laïcarde », elle n’a jamais été à la messe, sauf… quand un de ses anciens élèves est devenu organiste. Pourquoi autant de temps sur la laïcité  ? « Personne ne peut adhérer à quelque chose qui est expliqué en une heure, souligne-t-elle. Il faut des étapes, le faire de manière progressive. » A priori, c’est compliqué d’enseigner ce sujet, et on peut se dire que ça l’est encore davantage auprès d’élèves qui se sont éloignés de l’enseignement général. Comment fait-elle  ? « Il faut pouvoir apprivoiser les élèves. S’ils ne sentent pas d’affection pour eux, ça ne fonctionne pas. Ils savent l’infini respect que j’ai pour eux », nous explique-t-elle. Cette année, elle a réitéré avec une de ses classes, des CAP électricité, et nous avons pu assister à plusieurs de ses cours, répartis en cinq séquences, qu’elle a commencés à la rentrée de la Toussaint.

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On entre dans « sa » classe, la A6, c’est une des rares profs ici à avoir une salle attitrée. « Après vingt-cinq ans d’enseignement dans ce lycée, qu’on me pardonne si je confonds parfois cette salle avec mon chez-moi », rigole-t-elle. Dans cette classe, des rideaux rouges ornent les fenêtres, comme au théâtre. Des ­affiches de films tapissent les murs. On y trouve Le ­Seigneur des anneaux, Harry Potter ou encore Pirates des Caraïbes, Zorro, Avatar… Elles peuvent paraître étonnantes pour une passionnée de lettres et d’histoire. « Oui, c’est grand public, pour que l’on puisse avoir les mêmes références. » Elle a pensé les changer, mais ses élèves se sont insurgés : « Ces affiches, c’est vous, ­madame  ! » Et bien sûr, on y trouve aussi la panoplie classique d’une classe : un planisphère, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et même des fournitures dans un placard pour celles et ceux qui les auraient oubliées.

En première année de CAP électricité, ils sont 14 élèves, dont trois filles, ils s’appellent Killian, Fatihou, Finley, Saman­tha, Joan, ou encore Enzo, Christiane, Guillaume… On est un an pile après l’assassinat de Samuel Paty, dont la prof rappelle l’histoire. On est aussi en plein procès des attentats du 13 ­Novembre. Mme S. raconte un événement personnel : sa propre fille était près des terrasses et a échappé à cet attentat. Les élèves sont tout ouïe. C’est un de ses « trucs » de prof : qu’ils se sentent concernés avec des anecdotes perso. D’ailleurs, une jeune fille prend la parole pour dire qu’une de ses proches a failli être victime de l’attentat de Nice. Le contexte posé, « afin de sacraliser la séquence », elle fait écouter à la classe une interview de Robert Badin­ter donnée sur France Inter le lendemain de la mort de Samuel Paty. « Je tiens à saluer la mémoire d’un homme qui est, à sa manière, pour moi, un héros tranquille. Dans le corps enseignant aujourd’hui, il y a des femmes et des hommes qui s’exposent pour nous, pour la République […]. Ce sont eux, les vrais combattants de la liberté », dit l’ancien garde des Sceaux. Comment présenter Badinter à des jeunes de 14–15 ans  ? « C’est un grand avocat, qui s’est battu contre la peine de mort, un très grand humaniste. » Et d’ajouter : « Il est encore vivant. Vous pourrez dire : je l’ai connu vivant  ! »

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« Madame, est-ce qu’on peut être ambidextre  ? »  

La prof distribue le poème Liberté, de Paul Éluard. Car la séquence mélange subtilement littérature et histoire. Elle éclaire les passages qu’ils ne comprennent pas, comme le mot « aliéné » : « qui n’est même plus libre à l’intérieur de lui-même ». Chaque élève lit à voix haute et à tour de rôle une strophe. Celle qui est aussi prof de théâtre fait d’une pierre deux coups et leur apprend ainsi à porter leur voix comme s’ils étaient sur scène. À chaque début de cours, ils le reliront, et crient ensemble la fin : « Liberté  ! » Ça prend du temps pour qu’ils le lisent avec force. « En t’écoutant, il faut que le poète soit fier de ce qu’il a écrit. » Elle les encourage : « Génial, tu l’as fait comme un rappeur  ! »

Puis un autre poème, La Rose et le Réséda, de Louis Aragon, qui lui permet d’aborder subtilement la question de la foi et de l’athéisme : « Celui qui croyait au ciel/Celui qui n’y croyait pas/Tous deux adoraient la belle/Prisonnière des soldats », ce sont les premiers vers. Beaucoup n’ont rien compris. « Ce sont deux personnes qui cherchent à se battre pour la belle. La belle, ça peut être la liberté », explique-t-elle. C’est l’occasion de parler des croyants et des non-croyants. Un élève demande avec ses mots : « Madame, est-ce qu’on peut être ambidextre  ? » La prof rigole : « Tu veux dire : est-ce que l’on peut être à la fois croyant et non croyant  ? » Elle fait un tour de classe pour demander qui croit en Dieu, qui est athée… Une petite entorse à la laïcité  ? « Je leur pose la question, car cela permet de se baser sur leur vécu, de montrer qu’on peut tous vivre ensemble et dépasser nos croyances. » Certains se disent chrétiens, pratiquants ou non, certains, musulmans, d’autres ne savent même pas, d’autres se disent « athées depuis plusieurs générations ». L’un explique en fin de cours qu’il ne veut pas répondre. « Tu as raison, la laïcité, c’est ça : la religion, c’est dans la vie privée. »

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À chaque récré ou à la pause de midi, ça lui arrive d’accompagner des élèves pour un rendez-vous avec une assistante sociale, ou de donner un coup de main pour trouver des stages. Ces stages sont cruciaux pour leurs diplômes, et, dans cette zone rurale, pas évidents à trouver, encore moins avec le Covid. Certains ont appelé jusqu’à 70 entreprises pour en obtenir un. Durant cette récréation, c’est un élève qui est venu poser une question sur l’atelier théâtre de l’après-midi – qu’elle anime bénévolement depuis que l’ancien ministre de l’Éducation Luc Ferry a supprimé les activités artistiques en lycée pro, au motif que le lycée pro, « c’est pour apprendre un métier ». ­Autant dire que ça l’avait fait bondir, elle, la prof fière d’enseigner dans un établissement professionnel les lettres, l’histoire-géo et l’enseignement moral et civique (EMC), car « c’est là qu’ils en ont le plus besoin ».

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La séquence suivante, elle étudie Tartuffe, de Molière, puis les Lumières. Place au chevalier de La Barre, condamné pour n’avoir pas salué une procession religieuse. Elle insiste sur le fanatisme, raconte les tortures subies par le chevalier. Plusieurs élèves réagissent : « C’est des tarés à l’époque  ! » « Si ça se trouve, mon grand-père a participé à ça  ? » s’interroge l’un, un peu perdu dans le temps. « C’est la même chose avec Daech aujourd’hui », glisse-t-elle. « Ils se sont pas demandé si Dieu voulait qu’on fasse ça en son nom  ? » questionne un autre.

Un peu plus tard, elle demande : qu’est-ce qu’il faut faire pour qu’un État ne soit plus influencé par l’Église  ? Un jeune lance : « Il faut les séparer  ! » C’est toute la pertinence de son cours : « Ça devient logique pour eux, avec cette progression, après le chevalier de La Barre, ça devient une évidence qu’il faut mettre en place la laïcité », souligne-t-elle. Elle n’hésite pas à leur montrer un texte ardu, extrait de De l’esprit des lois, de Montesquieu. Elle attire l’attention sur une phrase à retenir : « Le mal est venu de cette idée qu’il faut venger la divinité. » « Les assassins de ­Samuel Paty ont cru ainsi qu’ils vengeaient Dieu », explique-t-elle.

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Après la récré, un élève entre avec son café dans la classe. « Vous savez que ce n’est pas autorisé par le règlement intérieur  ! » Mais Mme S. n’hésite pas à faire quelques entorses à la règle. « Je l’autorise personnellement, tant que ça ne dérange personne. Depuis que j’enseigne, j’ai remarqué que quand un élève essaye de manger en douce, il n’écoute plus le cours, il se concentre pour voir si le prof le regarde. » Ainsi, elle revendique quelques libertés pour ne pas tomber dans un arbitraire prof-élèves. « Accepter qu’ils gardent leur manteau, une sorte d’armure, pour eux qui font leur mue d’adolescents, mais pas de cartable sur la table  ! L’armure, mais pas le bouclier », résume-t-elle. Parfois, s’ils ont leur téléphone portable dans la main, elle en profite pour leur demander de faire des recherches sur Internet. C’est une prof plus « cool », mais qui se fait toujours respecter. « Cela dit, je n’ai pas de classes très difficiles, comme des collègues peuvent en avoir dans certains quartiers », reconnaît-elle.

Ça passe sans qu’un sourcil ne se lève

Lois sur l’école laïque, loi de 1905…, elle poursuit l’histoire de la laïcité jusqu’à arriver à une séquence consacrée à Charlie Hebdo, avec le visionnage de deux documentaires : C’est dur d’être aimé par des cons, de Daniel Leconte, et L’Humour à mort, d’Emmanuel et Daniel Leconte. Cela leur permet de découvrir le procès autour des caricatures et des attentats. L’année dernière, un élève lui a dit : « Mais madame, on n’a pas le droit de représenter le Prophète  ! » Mme S. a suivi pendant ses études tout un cours sur le Coran, à l’université de Rennes. « C’est faux, lui a-t-elle répondu. Il est écrit de ne pas représenter Dieu, mais ça ne concerne pas Mahomet. Et cette interdiction est récente dans l’histoire de l’islam… »

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Voici venu le dernier cours, auquel a également assisté Riss. Un reportage en dessins qui a bien failli ne pas avoir lieu : ­l’affaire est montée jusqu’au ministère. Rue de Grenelle, ­d’aucuns ont pris peur, et ont refusé sa venue, qui, finalement, a été décalée (le hasard voulait que le cours suivi par Riss se déroule le même jour que la Journée de la laïcité, ce qui a suscité d’autant plus de crispations). Comme quoi le « pas de vagues » est encore à l’œuvre. D’autant plus surprenant que l’enseignante est tout à fait soutenue par sa hiérarchie pour ce cours. Son inspectrice d’académie nous dit : « C’est l’idéal de faire un cours avec cette méthode, il s’agit de mobiliser les connaissances des élèves au service d’un raisonnement et d’une argumentation, et non des connaissances pour elles-mêmes. » Notons aussi que le recteur d’académie s’est battu pour que l’on puisse venir.

Dernier cours donc. Maintenant – rituel de début de cours –, les deux poèmes sont déclamés, on est loin des ânonnements du début. Subtile subversion, les élèves sont invités à monter sur les tables pour les crier haut et fort. C’est aussi l’heure des travaux pratiques, aboutissement des dix heures de cours : les élèves dessinent des caricatures. Parmi leur production, l’année dernière, certains n’ont pas hésité à dessiner le Prophète. Inspiré par la fameuse « une » de Cabu « Mahomet débordé par les intégristes », l’un a dessiné un Prophète qui pleure et dit à un djihadiste : « Mais tu fais quoi, là  ? » Cette année, certains ont dessiné un taliban qui s’en prend à une femme, avec le texte « Et tu te prends pour un homme  ? »  ; un autre groupe a dessiné un islamiste qui fait exploser sa bombe par erreur, et Dieu lui dit : « Toi, tu aurais dû aller à l’école »  ; d’autres ont critiqué l’hyperconsommation de Noël. Riss est invité à dessiner au tableau. Apparaît sous nos yeux un dessinateur qui pique les fesses de Dieu avec son crayon. « Vous avez vu, c’est un blasphème », dit la prof à ses élèves en rigolant. Ça passe sans qu’un sourcil ne se lève. L’un demande un dessin de… Ratatouille, car il adore le personnage (ils sont encore à mi-chemin entre l’enfance et l’âge adulte  !). Un autre voudrait une caricature de Zemmour : celui-ci se retrouve dans une marmite, prêt à être mangé par Ratatouille. À la fin du cours, la prof a écrit en gros au tableau : « Ne pas effacer. » •

Note :
1. Pour des raisons de sécurité, le rectorat nous a demandé de ne pas indiquer le lieu ni le nom de l’établissement.