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Liberté d’expression sur internet aux États-Unis : tout est donc permis
Thursday 25 May 2023, by
Liberté d’expression sur internet aux États-Unis : tout est donc permis
Dans un arrêt rendu mi-mai, la Cour suprême américaine valide la diffusion de messages terroristes sur les réseaux sociaux.
Ali Balikci / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP
Tribune
Par Pierre Lellouche
Publié le 22/05/2023 à 15:39
Dans un arrêt rendu mi-mai, la Cour suprême américaine valide la diffusion de messages terroristes sur les réseaux sociaux. Si l’Union européenne se dote d’un arsenal juridique plus ou moins contraignant, les États-Unis se montrent dangereusement plus souples, déplore, dans une tribune, l’ancien ministre Pierre Lellouche.
Elle s’appelait Nohemi Gonzalez et elle avait 23 ans. Elle était étudiante en design industriel en Californie et rêvait de découvrir Paris. Sa vie s’est arrêtée brutalement dans la soirée du 13 novembre 2015 à la terrasse d’un café du XIe arrondissement, sous les balles des tueurs de Daech, acronyme arabe de l’État islamique. Nohemi faisait partie des 130 victimes dénombrées ce soir-là. Sa mère Beatriz avait émigré du Mexique en 1989 pour s’installer dans la banlieue de Los Angeles. Travaillant comme coiffeuse, 13 heures par jour des années durant, elle avait permis à sa fille, née trois ans plus tard, de faire des études supérieures et de s’épanouir. En 2017, Beatrice Gonzalez, soutenue par des avocats bénévoles, a décidé de poursuivre Google et sa filiale Facebook pour avoir violé les lois antiterroristes américaines en diffusant, et en monétisant, des tweets et des vidéos de l’État islamique. Déboutée en première instance, l’affaire vient d’être jugée par la Cour suprême, en même temps que le cas porté par Mehier Taamneh proche d’une autre victime du terrorisme (tuée lors de l’attentat dans une boîte de nuit d’Istanbul en 2017), là encore relayé sur les réseaux.
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Jusqu’à présent, les géants du web jouissaient d’une immunité totale grâce à la loi dite « Communication Decency Act » de 1996, promulguée par Bill Clinton. La désormais célèbre « section 230 » de cette loi dispose en trois lignes que les plateformes ne peuvent être poursuivies en raison des contenus qu’elles diffusent, à la très grande différence des éditeurs de presse, par exemple. Impunité et irresponsabilité étaient considérées, il y a 25 ans, comme les conditions premières du développement de cette nouvelle industrie, ainsi mise à l’abri de toutes poursuites judiciaires ou pénales. Cerise sur le gâteau, le principe libertarien de la liberté totale d’expression de chacun, cher aux « techies » californiens, se trouvait par conséquent, lui aussi pleinement garanti. Le meilleur des mondes en quelque sorte : profit maximum pour quelques-uns, et liberté sans limite pour les autres, terroristes et autres pédophiles compris.
Depuis, les géants du web sont devenus les puissances planétaires richissimes que l’on sait, et dominent littéralement la terre entière en régnant sur les échanges de tous types entre plusieurs milliards d’individus à travers le monde. Une situation qui a entraîné la crainte de voir ces géants établir des positions dominantes inexpugnables aux États-Unis mêmes, d’où la floraison de multiples actions en justice mêlant de nombreux États fédérés, le Département de la justice ou la FTC, la Federal Trade Commission, chargée de réguler le commerce. Toutes ont pour objectif de limiter en priorité les concentrations et les pratiques anticoncurrentielles. Certaines propositions vont même jusqu’à proposer le démantèlement des grands groupes sur le modèle des deux grandes lois anti-trust de 1890 (Sherman Act) et de 1914 (Clayton Act). D’autres enfin visent à interdire l’irruption de concurrents chinois comme TikTok.
Modèle américain
En Europe, la même crainte a conduit à la rédaction d’une directive réglementant l’abus de position dominante des GAFAM, la Digital Market Act du 14 septembre 2022, complétée par une seconde directive sur la protection des internautes et, en conséquence, un début de contrôle coordonné des contenus entre les États membres : la Digital Service Act du 19 octobre 2022. Cette dernière doit entrer en application cet été, le 25 août. Elle prévoit différentes mesures d’information des internautes, la possibilité de signaler des contenus problématiques ou illégaux, l’obligation pour les plateformes d’un blocage rapide de ces contenus. En outre, les plateformes sont censées procéder à des analyses de risque, à des audits réguliers en vue de respecter leur « conformité » avec les règles européennes. Des sanctions financières pouvant aller jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires mondial sont prévues, et même l’interdiction du marché européen en cas de violations répétées. Si on assiste donc à un début de contrôle gouvernemental sur les contenus, du moins en Europe, celui-ci reste essentiellement soumis à la coopération des plateformes et semble exclure la mise en cause directe des opérateurs, par exemple pour complicité de terrorisme, la seule vraie mesure dissuasive à mon sens. De fait, l’immunité des GAFAM et de leurs dirigeants reste donc la règle. Conséquence : ces plateformes s’autorisent depuis peu à faire elles-mêmes la police de la pensée en filtrant ou en interdisant tel ou tel contenu, ou tel ou tel internaute. Le plus célèbre d’entre eux est Donald Trump, réadmis, si on ose dire, par Elon Musk depuis son rachat de Twitter.
Dans un contexte où la régulation des contenus – et des géants de la tech – est devenue un enjeu politique majeur au Congrès, comme dans les institutions européennes, l’industrie du web attendait donc avec appréhension une éventuelle réécriture de la fameuse section 230 par la Cour suprême. Mais miracle ! Non seulement la Cour n’a ni touché, ni même évoqué la loi de 1996 dans sa décision, mais elle est allée au-delà en jugeant, à l’unanimité, que les plateformes n’avaient nul besoin de protection particulière supplémentaire en cas d’exploitation des réseaux sociaux par des organisations terroristes. Rédigé par le juge Clarence Thomas, l’arrêt note benoîtement que « bien sûr, il peut arriver que des acteurs malfaisants, comme l’État islamique, puissent utiliser des plateformes pour se livrer à des actes illégaux, et même parfois terribles ». Mais ajoute la Cour, « la même chose s’applique aux téléphones portables, aux e-mails et plus généralement à l’internet. Pourtant, nous ne pensons pas que l’internet ou les compagnies de téléphone mobiles soient coupables en fournissant leurs services au public ». Circulez, il n’y a rien à voir, donc. Encore moins à réguler.
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Quelques jours plus tôt, cependant, devant une Commission du Sénat américain, Sam Altman, le fondateur d’OpenAI, venait lui-même demander au Congrès de légiférer pour imposer un minimum de règles s’agissant de l’irruption de ChatGPT et de l’intelligence artificielle dans le monde de la communication et des réseaux sociaux. Le moins que l’on puisse dire est que l’arrêt de la Cour suprême ne s’inscrit pas précisément dans cette direction pourtant aussi urgente qu’indispensable. Au nom de la liberté donc et si l’on comprend bien les décisions de la plus haute juridiction américaine, on peut impunément diffuser des appels au meurtre sur internet, laisser chaque citoyen se procurer et même se promener avec des fusils-mitrailleurs, mais on peut aussi limiter le droit des femmes à l’avortement en laissant celui-ci à la discrétion de chaque État fédéré. Tout cela au nom des principes du leader du monde démocratique, que le reste du monde est prié d’adopter.